Après la Seconde Guerre mondiale, la ville de Tchernovitz, en URSS, à la frontière avec la Roumanie, abritait une poignée de Juifs pratiquants : l’un s’était enfui de sa ville natale parce que le KGB le « recherchait » ; l’autre avait renoncé à retourner chez lui, sachant que sa ville avait été détruite, d’autres recherchaient la proximité de la frontière roumaine, espérant pouvoir retourner dans la ville de Viznitz en profitant d’une fente éventuelle dans le rideau de fer.

La famille Wishedski se distinguait particulièrement pour son attachement sans concessions à la Torah ; le père, le ‘Hassid Rav Moché avait été arrêté par la police secrète à cause de ses activités contre-révolutionnaires (comprenez : religieuses) et la mère devait élever seule ses enfants. En plus de ses soucis financiers, elle s’inquiétait pour l’avenir spirituel de sa famille. Aucune école juive n’existait bien entendu mais elle réussit à persuader un certain Rav Moché Kolikov de donner quelques cours à son fils, Bentsion, âgé de douze ans, tous les après-midis.

C’est alors qu’arriva dans la ville un ‘Hassid de Viznitz nommé Rav Haïm Meir Kahana : de Roumanie, il s’était enfui en URSS pendant la guerre et, après de nombreuses péripéties (dont un long emprisonnement en Sibérie), il tentait de regagner son pays d’origine. En attendant, il insufflait un esprit nouveau dans la ville, encourageant les uns à étudier la Torah, d’autres à mettre les Téfilines etc. Son épouse, Gertrude, originaire d’Allemagne, s’occupait de l’éducation juive des jeunes filles comme la regrettée Dvonia Gorodetsky qui était la sœur de Rav Moché Wishedski et Bella Gurevitch. Quand Rav Kahana remarqua que le jeune Bentsion était avide d’étudier, il lui fixa un cours de Guemara, tous les jours à six heures du matin, chez lui, à condition que tout ceci se déroule dans la plus parfaite clandestinité car tous les deux, aussi bien le maître que l’élève, risquaient gros s’ils étaient remarqués. A l’approche de la Bar Mitsva de Bentsion et en l’absence de son père (emprisonné), ce fut Rav Kahana qui offrit à l’enfant des Téfiline et lui apprit à les mettre. Bien entendu, aucune fête ne marqua l’événement. Par la suite, d’autres jeunes garçons se joignirent au cours clandestin.

Bentsion finit par trouver du travail dans une grande usine où l’on fabriquait des machines à tricoter : grâce à ses relations avec les directeurs, il parvint à ne pas travailler le Chabbat.

Pendant ce temps, Rav Kahana fit la connaissance d’une veuve de guerre dont le fils, Uri Weisberg, recherchait du travail afin de subvenir aux besoins de sa famille. Sous l’influence de Rav Kahana, la veuve rendit sa cuisine cachère et le jeune Uri (âgé de quinze ans) apprit lui aussi à mettre les Téfilines et à réaliser qu’il était juif, malgré le manque de vie communautaire organisée. Après bien des efforts, Uri fut admis lui aussi dans la fabrique de machines et put respecter le Chabbat. Malheureusement, lors d’un contrôle particulièrement minutieux, on s’aperçut qu’Uri ne travaillait pas le Chabbat et il fut immédiatement renvoyé ! Qui peut décrire sa détresse et celle de sa mère ?

A cette époque, alors que Bentsion avait perdu presque tout contact avec Uri et que le cours clandestin s’était arrêté faute de participants, arriva dans la ville le ‘Hassid Rav Mendel Futerfass qui venait d’être libéré d’un « séjour » de huit ans en Sibérie. Rav Mendel se mit immédiatement « au travail » pour réorganiser la vie juive à Tchernovitz. Un jour, il demanda à Bentsion : « Quoi de neuf ? » Et Bentsion raconta qu’il avait reçu une lettre de son ami, Shimshon Kahana, réfugié à Samarkand. Celui-ci lui demandait, entre autres, des nouvelles d’Uri et de sa mère. En entendant cela, Rav Mendel s’exclama : « Effectivement ! Que se passe-t-il avec Uri ? Tu dois absolument retrouver du travail pour Uri ! » Je répondis que c’était impossible : l’URSS de Kroutchev traversait une terrible crise économique : chaque offre de travail était convoitée par de très nombreux chômeurs et, de plus, les contrôles étaient innombrables : impossible de soudoyer un quelconque directeur qui risquerait sa vie en embauchant un « parasite » qui ne travaillerait pas Chabbat. Mais Rav Mendel ne se laissait pas convaincre par ce genre d’arguments : un Juif était privé de subsistance ainsi que sa mère et il fallait trouver du travail à Uri : « Ce que tu dois faire, insista Rav Mendel, c’est éveiller en toi-même une volonté de fer d’aider Uri et ne pas oublier ce problème un seul instant, y penser 24 heures sur 24 ! Alors certainement D.ieu t’aidera ! »

J’acceptai car, de fait, devant son intransigeance, je n’avais pas le choix ! Au bout de quelques jours passés dans cette obsession, je me rappelais soudain d’un Juif nommé Rudolinski qui avait travaillé avec nous ; j’insistai auprès de lui pour qu’il embauche Uri malgré toutes les offres qu’il recevait par ailleurs, je le suppliai tant et plus qu’il fut pratiquement obligé d’accepter ! Je crois que Rav Mendel fut encore plus heureux qu’Uri lui-même !

Je perdis alors contact avec Uri ; mon père fut libéré du Goulag, Rav Mendel reçut l’autorisation de quitter l’URSS et, nous-mêmes, avons pu monter en Israël en 1966. Pour nous, Tchernovitz entrait dans l’histoire, avec ses souvenirs heureux et les autres.

* * *

Au début du mois de Tamouz de cette année, apparut dans le fascicule Sichat Hachavoua un récit dont la source était attribuée à Rav Bentsion Wishedski.

« Je ne suis pas un lecteur assidu de ce fascicule, raconte Uri, bien que je l’apprécie beaucoup. Mais, à l’occasion, je le lis avec plaisir. Quand j’ai vu le nom Wishedski, je me suis demandé si par hasard… Moi-même, j’étais monté en Israël en 1967, j’ai fait mon service militaire et mes périodes de réserve, j’ai travaillé dur, je me suis marié avec une immigrante venue du Maroc (ancienne élève des institutions Loubavitch là-bas) et nous avons élevé nos enfants dans une ambiance juive traditionnelle. Même nos petits-enfants fréquentent maintenant des écoles religieuses. Avec la guerre de Kippour en 1973 où j’ai combattu à la frontière sud contre l’Égypte, après avoir subi les attaques effrayantes où le réflexe est tout naturellement de se tourner vers D.ieu, notre seul Protecteur, j’ai décidé de revenir à une vie juive plus complète. Après avoir lu Sichat Hachavoua, j’ai recherché si, par hasard, il s’agissait bien de mon ami Bentsion et… »

Qui peut décrire l’émotion suscitée par la rencontre dernièrement de ces deux amis d’enfance après cinquante ans de séparation, leur joie et les heures passées à rappeler leurs épreuves communes ?

Rav Wishedski insiste sur l’importance de l’éducation même d’un seul enfant juif : « Grâce aux efforts investis dans l’éducation d’Uri, nous voyons déjà trois générations de Juifs rattachés à la Torah. Par ailleurs, je reste encore stupéfait de la détermination de Rav Mendel qui n’était certainement pas un faiseur de miracles mais dont la foi était capable de déraciner les montagnes ! »

« Je comprends enfin tout ce qui m’est arrivé à Tchernovitz ! » conclut pour sa part Uri, encore sous le coup de l’émotion de ces retrouvailles. « Jamais je n’avais su à quel point les Loubavitch s’étaient occupés de moi ! »

Rav Moshe Marinovsky – Kfar Chabad n° 1514

Traduit par Feiga Lubecki